La langue, en tant quensemble servant à transmettre et les messages et les idées, est un instrument de communication usité par les membres dune communauté linguistique. Une communauté est toujours soumise aux différents et divers facteurs tels lhistoire, léconomie et la politique ; elle est aussi influencée par létendue géographique. Les liens qui unissent la langue et la société sont très étroits à tel point quil est impossible de parler de la langue sans parler de la société. Et la langue reste toujours le résultat des situations sociales, culturelles, économiques
et politiques qui se suivent dans le temps et dans lespace. Ainsi, la langue qui réfléchit la situation existentielle de la communauté linguistique, nest jamais par qualités intrinsèques faible ; elle est plutôt limage de la société dont les divers facteurs sociaux (idéologiques, culturels, économiques, institutionnels, politiques
aussi bien que psychologiques) jouent le rôle prépondérant dans lexistence de la langue.
La langue amazighe comme dailleurs toute langue, et avec ses stratifications inter topolectales, ne fournit pas un cas dhomogénéité particulièrement au plan lexical. Elle connaît un ensemble de variantes topolectales aussi riche et aussi diversifié même si lon reste dans un même champ sémantique, limage sémantique dun mot peut se différer plus au moins sensiblement dun topolecte à un autre . Tandis que lhomogénéité grammaticale est la plus évidente.
La superficie (aussi bien que la vaste étendue historique, voire préhistorique) que se partagent les topolectes amazighes est tellement immense que cela nest pas sans entraîner une hétérogénéité en particulier aux plans phonétique, morpho-syntaxique et lexical(-sémantique). Lécart lexical est dû aussi aux modifications des situations sociales en entraînant des répercussions sur la langue et des mutations dans le comportement linguistique.
En effet, la situation amazighe se présente comme suit : chacun des parlers puise continuellement dans son arsenal de moyens linguistiques et ajoute jusqu'à un degré aux caractéristiques communes dautres traits spécifiques(-évolutifs), et ceci, dans une filiation inter-topolectale à établir.
Les sons et leur(s) signification(s) sont indissociables de la vie la plus profonde de lAmazighe, à distinguer la valeur lexicale dun mot et la (les) situation(s) contextuelle(s) où le mot est employé, puisquun seul mot peut avoir plusieurs significations (polysémie), déjà pour un même topolecte. La concordance lexicale en Amazighe nest en grande partie imparfaite que dapparence, et ce, à cause de la parenté génétique qui comporte damusants glissements et évolutions de sens et de forme, dun parler à lautre et, à des degrés plus hauts, dun topolecte à lautre. Dans beaucoup de cas on narrive pas à avoir ce que lon cherche dès le début. Mais dans la quasi-totalité des situations de souche amazighe, on peut finir avec plus ou moins daisance par trouver un correspondant dont la racine est attestée dans les parlers en comparaison, en suivant les parallélismes reconnus dans létat amazighe général. Cest ainsi quune même racine peut témoigner de deux mots de sens identique, voisin, divergent ou dissemblable ; ou au contraire, deux racines différentes peuvent être à lorigine dun sens absolument ou relativement identique. Les créations et les transformations existent toujours, mais la langue ne retient et ne généralise quun minime ensemble de créations. Pourtant, cest à partir de ce minime ensemble que la divergence saccentue avec lécoulement des périodes.
On peut commencer dans des questions à connaître les éléments qui constituent les sons les plus irréductibles, ensuite les sons proprement dits, puis les possibilités de combinaisons de sons, cest-à-dire racine, mot et enfin combinaison et fusion de deux racines, voire plus. Cependant les frontières entres ces niveaux restent discutables. Ce nest pas comme lexactitude mathématique qui consiste à dire que la somme des angles dun triangle soit toujours égale à la somme de deux angles droits.
Au stade actuel de connaissances de la langue amazighe, les variantes sont dues aux différentes transformations lexicales, dont il peut être évoqué la métathèse, la dissimilation, la réduction et laugmentation, lassimilation, le changement phonétique, leffacement et la disparition de la composition, le nivellement,
et lalternance.
Bien que les phénomènes concernant la variation lexicale sont dune complexité, je me borne dans ce papier à aborder une situation très limitée en partant des sens liés aux notions « hier » et « maintenant » afin desquisser et dexposer une idée sommaire illustrant la richesse lexicale dans la diversité sémantique de Tamazight. Le terme asennaṭ « hier » attesté chez les Mozabites (dorénavant, At Mẓab) se compose de as + nneḍ. Asennaṭ, pour lequel linterprétation que jai donnée se base sur la concordance signifié/signifiant ou si lon veut dire image sémantique/image acoustique dans la variante topolectale Tumẓabt, connaît une régulation sémantique dans les topolectes amazighes qui connaissent cette forme.
Je prends pour point de départ trois topolectes amazighes distants les uns des autres du point de vue géographique, pour dégager un raisonnement sur le terme asennaṭ.
Le sens d« hier » est véhiculé chez les At Mẓab par asennaṭ. Le Kabyle de sa part, connaît iḍelli et le Chawi asennaṭ. Alors que dans ce dernier topolecte, iḍelli est employé pour dire « la nuit passée », et pas « hier ». Les données lexicales de cette situation aidant, il y a toute raison de penser que les deux termes asennaṭ et iḍelli auraient pu exister dans le passé et en même temps dans les deux topolectes des Kabyles et des At Mẓab. Dans cette supposition, ils auraient découlé et dû être formés selon les besoins sémantiques de la société (communautés topolectales) de cette époque (inconnue) et ce, à partir des éléments de base, à savoir, pour le cas du composé iḍelli : iḍ « la nuit » + lli « passer... ». Ceci se manifeste en saccordant avec les fonctions amazighes synchroniques actuelles. Et, pour ce cas, cest le Chawi qui explique que le sens de iḍelli « le jour passé, asennaṭ chez les At Mẓab » qui, en Kabyle, ne peut être quune évolution du sens (antérieurement diachronique) de « la nuit passée ». Cette situation est corroborée par les matériaux linguistiques attestés dans létat général de Tamazight. Il est utile de dire que ladverbe de temps iḍelli nni « la veille » attesté en Kabyle, soutient lidée que iḍelli a signifié dans le passé et dans ce même topolecte « la nuit passée », en raison du fait que, comme il était de leur habitude, les sociétés amazighes se référaient au temps en comptant habituellement les jours par les nuits.
Par analogie à cette composition, le terme asennaṭ, en partant du sens « le jour passé », sexplique harmonieusement par: as + nneḍ (t). Il est théoriquement valable davoir les formes composées *iḍennaṭ « la nuit passée » et *aselli « le jour passé ». Dans cette optique, il est linguistiquement possible en ce sens que les règles qui régissent les relations des éléments en Amazighe, permettent de telles compositions, mais la langue (au moins pour les topolectes traités ici) na pas voulu que ça soit ainsi.
Il y a une approche à faire avec le verbe nneḍ qui, paraît-il, est dérivé par le morphème n, à partir de la monolitère Ḍ. Sous peine de faire une présentation sous un faux jour, je préfère pour le moment marrêter ici en disant que le domaine de la recherche en Amazighe est perméable à être profondément investi. Il devra connaître de sérieux progrès à lavenir.
Quant à ladverbe imaṛu « maintenant », attesté chez les At Mẓab, il aurait pu être transcrit avec imar[o], car daprès le point de vue diachronique, ce nest pas le r qui, à lorigine, est emphatisé. Cette transformation phonétique ne peut être considérée systématique chez ces derniers locuteurs amazighophones.
En se conformant à la situation globale, et à partir des matériaux lexicaux attestés dans dautres topolectes, imaṛu doit, à partir du fait qui dit que les valeurs émanent du système général, sanalyser en :
Imar = temps, moment...
u (qui nest que la contraction ou la simplification en état dannexion du pronom démonstratif masculin wu « celui-ci »).
La forme composée imaṛu a donné le sens de « actuellement, maintenant ».
La lettre r sest transformée pour devenir emphatique sous linfluence de lélément voisin wu et ce, par contamination. Ce phénomène est bien attesté en Tumẓabt. On réalise par exemple : aṃṃu qui est une formation à partir de am + wu « comme ça ».
Comme u des At Mẓab correspond à a des Chawi, des Kabyles
), imaṛu peut se comparer facilement avec la variante imira attestée en Tacawit, et qui sanalyse en :
Imir : temps, moment...
a : contraction de wa.
On peut opposer systématiquement la contraction de wa/a (en état dannexion) connue des Kabyles et des Chawi en wu/u de Tumẓabt. On réalise dans cette dernière variante wu « celui-ci » et aγerm-u « cette cité (-ci) ». Il y aurait là une étude à faire au plan diachronique.
De même pour ntuṛu de Tumẓabt, il doit sanalyser en :
n = de (du complément déterminatif).
t(-u ) = préfixe du féminin.
r= racine monolitère renfermant lidée du temps.
u : pronom démonstratif masculin.
La série dans son ensemble détaché : n-t-uṛ-u, donne à partir les règles de Tumẓabt le sens de « de maintenant ». Mais, pourquoi ntuṛu signifie dans létat synchronique (actuel) de Tumẓabt tout à lheure (dans le passé) et pas « maintenant ». Il nest question ici que dun changement de sens. Cest les faits diachroniques et leurs complications spatiales qui créent généralement la diversité des formes. Il est puéril de croire que les mots ne peuvent se transformer du point de vue sens (conceptuel) et forme (phonique), ou restent figés dans le temps. Ceci se confirme bien partout où la langue est vivante. Bien entendu, je donne un exemple qui est très connu de nos jours dans le topolecte des At Mẓab : « je suis malade, incapable... » se réalise à Taγerdayt ul zmiregh, tandis quà Berriane, on dit : lligh zemregh, pour le même sens.
En revenant à la question abordée, je précise que la forme kabyle tura « maintenant » explique lévolution du sens de ntuṛu. Limage morphologique de tura sanalyse comme suit :
t (-u)= préfixe du féminin.
R = racine monolitère renfermant lidée du temps.
a = pronom démonstratif masculin.
On emploie dans dautres topolectes n tura pour signifier « de maintenant ». Cest lidée de laquelle sest développé le sens de n-tuṛu, chez les At Mẓab.
En passant, je tiens à préciser que lessentiel de la méthode danalyse des éléments lexicaux consiste à rechercher dans un signe à contenu senti composé le contenu non-composé, ou si lon peut dire les éléments primaires qui apparaissent ou se répètent aussi dans dautres contenus de la langue, à condition que ça soit vérifié et confirmé conformément à lensemble des variantes. Pour ce faire, il faut avoir déjà des outils lexicaux, et, de préférence, des connaissances dans cet ensemble linguistique, en observant les règles données dans la structure globale avec toutes leurs correspondances et manifestations.
Il est attesté dans lensemble amazighe toute une famille lexicale à racine r (dans des formes primaires, dérivées ou composées) dont je puis citer :
En Taqbaylit (sources verbales) : |
Imir : temps.
Imiren : au temps, à lépoque...
Akka amira : à pareil moment (cest un composé).
S imir : depuis.
Imir nni : alors, ensuite |
En Tacawit (sources verbales) : |
Imir : temps.
Imira : maintenant. |
En Tamahaq (sources verbales) : |
Tarut : heures du milieu du jour. |
Les situations sont beaucoup plus profondes que ce qui vient dêtre exposé. Dautres mots peuvent être soupçonnés en rapport de dérivation et de composition avec la racine monolitère R renfermant la notion du temps, comme imal « futur » qui est plausiblement issu de imar. Il est en accord avec lévolution r > l attestée selon des régions amazighophones où ce phénomène de transformation est dun poids considérable. Il peut être rajouté aussi yur, yennar, taziri/tiziri (< tasiri/tisiri = clair de lune), Ziri...
Conclusion
On peut en conclure quen causant un état dhétérogénéité lexicale, des phénomènes concernant la variation lexicale ne sont quapparents. Dans létat synchronique actuel, deux racines (voire davantage) de souche amazighe peuvent être employées suivant les évolutions et les différents choix des communautés topolectales pour arriver à véhiculer un seul et même sens (cas de asennaṭ/iḍelli) ; ou le contraire, une racine est à la base de donner des formes (primaires ou dérivées) identiques seulement dun point de vue image sémantique (cas de tura/imira/imaṛu).
Lhétérogénéité lexicale de la langue Tamazight, dans beaucoup de cas, nest quà cause soit des situations évolutionnaires, soit des choix des matériaux lexicaux, soit des variations dans les idées auxquelles sont attachés les contenus sémantiques.