Interview de Abdelaziz Berkaï, enseignant de linguistique berbère à luniversité de Bgayet (Bejaïa)
Parlez-nous de votre parcours ?
Lorsque les manifestations du printemps berbère de 80 sont arrivées dans mon village (Raffour dans la wilaya de Bouira), elles mont surpris dans lécole primaire locale en train de subir un cours de langue étrangère. Les manifestants nous ont donc fait sortir dans la rue manifester et scander à haute et vive voix : « Imazighen ! Imazighen !... Ad nerreẓ wala ad neknu !... Je pense que ces évènements mont définitivement marqué. Dailleurs au collège et au lycée, plus tard, avec trois autres élèves, nous avons crée un groupe (clandestin) de défense de la langue tamazight, avec des cartes dadhésion et un sceau portant lempreinte de lemblématique lettre de lalphabet tifinagh (Z). Etudiant à lUniversité Mouloud Mammeri (en mathématiques), je faisais déjà des travaux sur le lexique de ma langue maternelle. Jai toujours chez moi un gros cahier où sont consignées des noms de plantes en kabyle, illustrées non pas par des images, mais par les plantes elles-mêmes, protégées par une couverture en scotch transparent. La transcription est faite en caractères latins que jai apprise avec le livre de Ramdane Achab : Tira n tmazight, un ouvrage bilingue, plus accessible que Tajerrumt n tmazight de Mouloud Mammeri, écrite entièrement en kabyle, que jai lu bien évidemment plus facilement par la suite. Cest donc tout naturellement que je me retrouve après dans la première promotion des enseignants de tamazight de Ben Aknoun, devenant enseignant de ma langue maternelle au lycée dès son introduction dans le système éducatif en 1995, dabord dans ma région à MChedallah, puis à partir de 1997 dans la ville de Bgayet où je poursuivais des études de post-graduation en langue et culture amazighes (option : linguistique), et ce jusquen 2002 où jai quitté le lycée pour être recruté à lUniversité où je travaille jusquà présent.
Pourquoi avoir écrit un lexique en langue française, anglaise et berbère ?
Ce lexique est tiré en grande partie des résultats de mes recherches en magistère qui portaient sur lélaboration dune terminologie de la linguistique en tamazight à partir de celle qui existe en français, avec ajout bien entendu des termes spécifiques à la linguistique amazighe (état dannexion, indicateur de thème...). Ce travail avait pour finalité de résoudre le gros problème terminologique qui se pose à lenseignement de tamazight en tamazight, notamment concernant la linguistique (dont la grammaire), auquel jétais confronté moi-même en tant quenseignant de cette langue, dabord au lycée et plus encore, par la suite, à lUniversité. Dans cet ouvrage, nous avons élargi la nomenclature initiale pour la porter à deux mille unités qui couvrent quasiment lensemble du lexique du domaine : de la phonétique/phonologie à la psycholinguistique, en passant par la morphosyntaxe, la lexicosémantique, la sociolinguistique... Aussi avons-nous ajouté comme langue cible langlais pour élargir laudience de la publication qui sadresserait, en plus des amazighophones, à des francophones et anglophones, et faciliter ainsi sa diffusion.
LUNESCO annonce la disparition de la langue berbère en 2050, quen pensez-vous ?
Je ne sais pas doù lon tire ce type de conclusions complètement absurdes, ne tenant aucun compte des réalités langagières, ni même dailleurs des données scientifiques disponibles sur le sujet. Le simple fait de savoir que dans les régions amazighophones existent au moment où lon parle des milliers de jeunes de moins de vingt ans (Kabyles, Touaregs, chleuhs...) qui ne parlent que cette langue au quotidien et qui seront sans doute, pour une bonne partie dentre eux, toujours là dans cinquante ans, remet très simplement et complètement en cause cette annonce funèbre. Elle a tout de même un mérite, par son aspect grave et émotif, celui dinterpeller les amazighophones quant à lattitude quils doivent avoir à légard de leur langue maternelle. Beaucoup de facteurs favorisent la disparition des langues, comme loralité, le nombre réduit des locuteurs, la dialectalisation, mais le facteur le plus favorisant, et de loin, demeure celui de la non transmission de sa langue maternelle à ses enfants. Ce refus de transmission peut être conscient, comme il peut être inconscient. Le sociolinguiste américain Salikoko Mufwene, dans un ouvrage récent paru aux éditions lHarmattan, note que la mort des langues sopère de façon insidieuse : chaque locuteur pense que son seul comportement na aucune conséquence sur la communauté et fait peu attention au fait quil nest pas le seul à se comporter ainsi. Cette absence de transmission, ou même une transmission très partielle aboutit en quelques générations à une disparition totale dune langue.
Dun monolinguisme dans la langue maternelle, on passe à un bilinguisme favorable à celle-ci, puis à un bilinguisme équilibré, sen suit un bilinguisme défavorable à la langue maternelle qui se termine par un monolinguisme dans la langue « dominante ». Des 6000 langues qui existent actuellement (estimation moyenne), des linguistes et autres futurologues, se fondant sur des statistiques très discutables, pensent quil nen resteraient que la moitié dans un siècle. Des langues essentiellement orales et parlées par des communautés très réduites en terme du nombre de locuteurs. On insiste sur loralité, alors que les facteurs de conservation et de transmission des langues ont fondamentalement changé. La langue na pas besoin aujourdhui dêtre écrite pour quelle soit conservée et mieux quelle ne peut lêtre par écrit. Cest ce quon appelle en historiographie lanachronisme : on fait des projections dans le futur lointain en raisonnant avec des paradigmes du passé. Francis Bacon, le grand philosophe et homme politique anglais, navait-il pas écrit en latin, au début du XVIIe siècle quand celui-ci était la langue du savoir universel, dans son Novum Organum que « langlais deviendrait complètement désuet lorsque ses compatriotes seraient plus instruits » ? Quen est-il de ces deux langues aujourdhui ? Cest exactement linverse qui sest produit ! En fait de langues, il faut savoir raison garder. Qui a pensé il y a un peu plus dun siècle que lhébreu, mort depuis au moins le IIe siècle, allait devenir, par la « folie » dun certain Eleizer Ben Yehouda et de la foule quil a pu convaincre par la suite, la langue que les hébreux utilisent aujourdhui dans tous les domaines, tant dans leur vie familiale que dans lenseignement de tous les savoirs, au plus haut niveau de lUniversité ! Daucuns pensent que les nouveaux outils de communication, comme linformatique et lInternet, profiteraient essentiellement à langlais pour asseoir définitivement sa domination. En réalité, par leur nature démocratique, ils profitent aussi, pour ne pas dire surtout, aux langues minorées, ou dispersées, qui ne disposent pas de moyens étatiques pour leur diffusion. Le yiddish et surtout lespéranto quon disait agonisants il y a quelques dizaines dannées, revendiquent aujourdhui des centaines de milliers de locuteurs, grâce à ces nouveaux moyens tombés du ciel... américain ! Pour terminer, je voudrais relativiser ce concept de « mort » quon utilise pour les langues comme sil sagissait de véritables être vivants qui meurent sans possibilité de ressusciter. Le « corps » dune langue (premier terme de lopposition saussurienne langue vs parole), pour peu quil soit bien conservé, par écrit ou par enregistrement sonore, peut retrouver son âme (la parole) après sen être séparé même pendant des millénaires, comme le montre on ne peut mieux lexemple de lhébreu.
Que dire à tous ces berbères qui ne parlent plus et qui ont choisi doublier la langue berbère (au profit de larabe ou du français) ?
Je leur dirais simplement, en reprenant deux grands esprits français, un sociolinguiste et un lexicologue, amoureux de leur langue maternelle face au « péril » anglais, que « La perte de sa langue, pour tout individu, cest aussi, en quelque façon, celle dune partie de son âme », écrit Claude Hagège dans son Combat pour le français au nom de la diversité des langues et des cultures, paru en 2006 aux éditions Odile Jacob, et que « ceux qui méprisent et haïssent leur idiome maternels sont malheureux », renchérit Alain Rey, directeur scientifique des dictionnaires Le Robert, dans son Amour du français, contre les puristes et autres censeurs de la langue, paru aux éditions Denoël en 2007. Je ne voudrais pas, personnellement, pour mes propres enfants quils vivent sans une partie de leur âme ni quils soient malheureux. Je pense que les enfants ont le droit dapprendre la langue de leurs parents et que cest un devoir, par conséquent, pour ces derniers de la leur transmettre. Cest à eux par la suite de décider de lusage quils doivent en faire pour eux-mêmes. Et puis, Claude Hagège qui parle plus dune dizaine de langues la déjà dit quelque part (je me souviens pas de la source) : plus on maîtrise de langues, plus cest plus facile den maîtriser dautres. Autrement dit, et pour donner un exemple très concret, cest plus facile pour un enfant qui parle kabyle et français (ou arabe) de parler anglais, que pour celui qui ne parle que français de parler cette autre langue, parce que les systèmes linguistiques se ressemblent. Cest un peu comme les mots croisés : plus on en fait, plus cest plus facile den faire.
Quels sont les ouvrages que vous avez édités et les thématiques sur lesquelles vous travaillez ?
Jai édité un premier ouvrage en collaboration avec deux autres auteurs intitulé Mes amis les animaux/Imeddukal-iw ighersiwen, une imagerie bilingue français-tamazight sur les animaux, limage de lanimal accompagnée de son nom et dun commentaire sur lui plus ou moins long, le tout en couleur et sur du papier glacé, un ouvrage bien fait matériellement (imprimé en Espagne), aux Editions BERTI en Algérie, en 2002. Le manuscrit (le pré-tirage) comportait quelques erreurs de saisie et autres ambiguïtés, que nous avons corrigées avant de le retourner à léditeur. Mais, à notre surprise, le livre est édité sans quaucune erreur ne soit corrigée ! Ce livre est maintenant épuisé. Quant à ce Lexique, il a dabord paru en France chez lHarmattan en 2007, avant que je ne le propose à Ramdane Achab, au lancement de ses nouvelles Editions, pour une réédition en Algérie. Achab na pas seulement accepté de le rééditer, après avoir demandé et obtenu lautorisation de lHarmattan, mais il a apporté au manuscrit, en fin connaisseur du domaine, des modifications très pertinentes qui lont amélioré. Je tiens ici à lui exprimer toute ma gratitude.
Quelle est votre analyse sur le marché du livre berbère aujourdhui en France et ailleurs ? Et comment voyez-vous son avenir ?
Je pense que le marché du livre berbère est aujourdhui en pleine expansion. Cette expansion est due très simplement aux nouvelles fonctions que cette langue a acquises depuis quelques années, notamment son introduction dans le système denseignement en Algérie et au Maroc et son accès plus important aujourdhui à laudiovisuel, avec des chaînes de télévision et de nouvelles radios, qui lont rendue plus visible et plus audible quelle ne létait avant. Ces nouvelles fonctions engendrent tout naturellement de nouveaux besoins, inexistants jusque-là pour certains, quil convient de satisfaire non pas seulement quantitativement, mais aussi et surtout qualitativement. Ne dit-on pas en kabyle qu « une poignée dabeilles vaut mieux quun sac de mouches » (Takemmict n tzizwa xir udhellaâ g-gizan) ! Il existe de plus en plus douvrages de qualité qui traitent de la langue tamazight et qui sont appelés à se multiplier à lavenir, favorisés par une demande à la fois pressante et exigeante. Pour conclure, je dirais que tant quil y aura des locuteurs loyaux vis-à-vis de leur langue maternelle, qui la transmettront à leurs enfants, et jai lintime conviction quils sont très nombreux, son avenir et celui de son livre ne peuvent quêtre assurés.
Propos recueillis par S.A