«Les revendications amazigh ne sont pas politiques»
Date : 2004-11-28 «Les revendications amazigh ne sont pas politiques»
Entretien avec Mohammed Chafik, directeur de l'Institut royal de la culture amazigh

· Le Conseil d'Administration de l'Institut se réunira bientôt
· Beaucoup de jeunes berbères sont tentés par la création d'un nouveau parti amazigh
· L'Economiste: Vous êtes à la tête de l'Institut royal de la culture amazigh depuis quelques semaines. Quelles sont vos priorités?
- Mohammed Chafik: Je compte tout d'abord organiser l'Institut, c'est-à-dire définir les départements en concertation avec une équipe scientifique. Celle-ci n'est pas encore constituée. Un des premiers thèmes qui seront débattus concerne l'aménagement de la langue berbère pour la développer et la standardiser. Nous allons étudier les méthodes pédagogiques les mieux appropriées et les plus modernes pour l'enseigner. La culture berbère ne s'arrête pas là.
Il faut aussi étudier la littérature et les arts. De très bons ouvrages ont été écrits en berbère ces dix dernières années. Je vous dis sans exagération que le meilleur roman que j'ai lu a été écrit en berbère par un avocat casablancais. Il a pour titre Jours de froidure. De même, la poésie est riche, surtout avec les poètes modernes, qui ont changé la structure du poème et du vers. L'Institut fera des études approfondies dans l'art du tapis, l'architecture, le tatouage et l'écriture. J'ai toujours été surpris par ces femmes berbères qui utilisent le Tifinagh comme motif dans leur tissage sans le savoir.
· Où en êtes-vous dans la création de cet institut?
- Le Conseil d'Administration, qui se réunira bientôt, établira le cadre administratif et fixera des règles pour l'utilisation du budget. Dans deux ou trois mois j'espère, l'Institut sera en mesure de fonctionner. Il n'a encore ni siège ni budget défini.
· L'enseignement du berbère est inscrit dans la réforme de l'enseignement, mais il accuse du retard. Pensez-vous que ce projet est faisable?
- J'ai l'impression que le ministère de l'Education nationale est dans l'embarras. L'Institut tâchera de le doter des moyens pédagogiques dans les plus brefs délais possibles.
· Les avis divergent quant à la transcription graphique exacte à adopter. Etes-vous fixé sur cette question?
- Ce sujet sera débattu au sein de l'Institut. Je pense qu'il est possible de standardiser trois graphies en même temps. L'écriture berbère (le Tifinagh) est pratiquement standardisée et répond aux exigences de la vie moderne. Mais il est nécessaire de mettre au point des graphies arabes et latines pour que la langue puisse communiquer avec l'extérieur. Il ne faut pas s'étonner de la diversité des transcriptions. D'autres pays ont adopté pas moins de 11 alphabets. En Inde, il existe 12 langues constitutionnelles.
· Comment éviter que cet institut n'élude les autres mouvements qui demandent eux aussi une plus grande présence de l'amazigh dans les différents domaines de la gestion du pays?
- L'Institut n'empêchera pas les associations de continuer à exister. Il n'a ni les moyens moraux ni les moyens juridiques pour le faire. Nous allons travailler en collaboration avec ces mouvements. La création de l'Institut répond à une seule revendication du manifeste berbère de 2000. C'est un acquis important.
· Célébration du nouvel an amazigh, Manifeste berbère
les revendications identitaires ont connu un foisonnement ces derniers temps. Quel commentaire cela vous inspire? N'y a-t-il pas une incursion du politique?
- Le politique n'est jamais isolé du culturel. C'est la culture qui produit la politique et conditionne même l'économique. Je crois que nous, Marocains, n'avons pas la même conception du travail que les Allemands par exemple. J'ai l'impression que pour ces derniers, la valeur économique numéro un est le travail. Pour eux, c'est non seulement une richesse, mais une nécessité économique, psychologique
Ils ne peuvent pas s'en passer. Chez nous, le travail est un mal à éviter quand nous le pouvons. Les Marocains comptent beaucoup sur la chance, l'Etat ou la triche pour gagner de l'argent. Quand ils se sentent faibles, ils comptent sur la providence. J'ai souvent entendu des personnes se plaindre du peu d'intérêt que l'Etat leur accorde. Pour récuser la thèse du manque de moyens, ils évoquent l'exemple du Calife Omar Ibn El Khattab qui gratifiait tous ses administrés. Mais, ils oublient que l'Etat islamique à l'époque du Calife Omar disposait de moyens considérables grâce à ses grandes conquêtes.
· Donc, pour vous, tous ces mouvements sont d'origine culturelle?
- Evidemment. Dès qu'il y a une revendication, elle est indûment qualifiée de politique comme l'enseignement de la langue. Nos revendications n'ont pas surgi d'un coup. Elles ont été formulées progressivement dès les années 60. Mais, faute de réponse, nous avons été obligés d'être plus insistants, surtout face à la répression. En 1982, un universitaire a écopé d'un an de prison pour avoir écrit que le berbère était une langue comme l'arabe. Punir une personne qui ne fait qu'affirmer son identité amazigh est insensé.
· A votre avis, pourquoi ce foisonnement?
- Maintenant, les choses ont mûri. Les gens comprennent mieux la portée de la question. Les associations font un travail d'explication approfondi. Les responsables sont devenus un peu plus réceptifs.
· Comment cette question d'amazighité doit donc être gérée?
- SM le Roi a bien expliqué ce point dans son discours du 30 juillet dernier. Il a ouvert le débat et a invité les Marocains à remettre en cause la manière dont ils perçoivent leur identité. Beaucoup de nos compatriotes s'imaginent que nous sommes arabisés une fois pour toutes et qu'il n'est pas question de parler de berbérité. C'est extrêmement dangereux. Un berbère n'accepterait jamais de renier son identité culturelle. Lorsqu'on lui ordonne de se taire et d'affirmer qu'il est arabe (de deuxième zone), c'est complètement insensé. Je me suis trouvé souvent devant des personnes qui se glorifient d'être arabes. Quand je leur dis que je suis berbère et que j'en suis fier, ils m'accusent d'être raciste.
Finalement, ils disent que nous sommes tous marocains. Alors glorifions-nous d'abord de notre marocanité. Il faut tenir un langage scientifique sur cette question d'amazighité. Dans le Manifeste berbère, nous disons que l'enseignement doit faire connaître notre histoire telle qu'elle a été, sans camouflage. Actuellement, la première leçon enseignée à nos enfants s'intitule La ville et la tribu arabes avant l'islam(1). Le nationalisme arabe est passé par là. Les panarabistes ont investi l'éducation nationale et y font ce qu'ils veulent.
· Mahjoubi Aherdane et Mohand Laenser dirigent des formations politiques axées sur l'identité berbère. Que pensez-vous de leur action?
- Ils font ce qu'ils peuvent dans un contexte politique délétère. Les associations estiment qu'ils pourraient faire mieux.
· Etes-vous pour la création d'un parti berbère?
- Il y a beaucoup de jeunes berbères qui sont tentés par ce projet. Ils pourraient l'appeler autrement sans parler d'amazighité, comme c'est le cas des partis panarabistes qui ne disent pas leur nom.
Les associations ont empêché le pire
Des voix se sont élevées pour attirer l'attention sur une éventuelle reproduction de la révolte de la Kabylie. Chafik estime que le Maroc n'a pas connu un tel scénario grâce aux associations qui ont canalisé les mécontentements en maintenant le débat sur le terrain culturel. Les responsables politiques ont compris la nécessité de satisfaire les revendications culturelles.
· Portrait d'un homme d'enseignement
Mohammed Chafik, 75 ans, est un homme de caractère. Son emploi de temps est minucieusement réparti entre ses lectures et ses occupations domestiques (jardinage, marché
). Il est d'une ponctualité étonnante. Gare aux retardataires. Ils seront tout simplement refoulés. Dans son bureau occupé par une grande bibliothèque et donnant sur un vaste jardin, ce grand passionné de la lecture passe une grande partie de son temps à décortiquer des livres de psychologie, de pédagogie et de linguistique. Il maîtrise le berbère, l'arabe et le français et assure les aimer toutes les trois car chacune reflète une vision du monde. Avec un français soutenu, il dit passer une heure tous les jours avec Lissane Al Arab, le plus grand dictionnaire de la langue arabe. C'est un moment de plaisir pour lui. Il interrompt souvent son interlocuteur pour aller chercher un ouvrage de sa bibliothèque afin d'illustrer ses propos.
Révoqué du lycée en 1944 suite aux grèves accompagnant la publication du Mémorandum de l'Indépendance, il fut recruté en tant qu'instituteur suppléant à Midelt. Il a vite gravi les échelons du Ministère de l'Education nationale pour devenir inspecteur. Chafik assumera plusieurs hautes fonctions, notamment chargé de mission au Cabinet Royal et directeur du Collège Royal.o
Propos recueillis par Nadia LAMLILI
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(1) Tiré du manuel de la première année du cycle fondamental Objectifs et orientations pédagogiques, 1996.
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